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Comment la CIA tente de manipuler l’opinion des Français sur l’Afghanistan

Propagande humanitaire dans un but de guerre. Un document stratégique et confidentiel de la CIA, dévoilé vendredi soir par le site Wikileaks, révèle les tactiques psychologiques pour convaincre l’opinion publique française de soutenir davantage l’intervention militaire de l’OTAN en Afghanistan.

« Pourquoi compter sur l’indifférence pourrait être insuffisant » : ce sont les mots, empreints d’un cynisme tranquille, qui introduisent et résument ce rapport émanant d‘une cellule stratégique du service d‘espionnage américain. Daté du 11 mars 2010 et publié vendredi soir par Wikileaks, le mémo confidentiel suggère d’emporter l’adhésion des opinions publiques européennes, notamment en France et en Allemagne, par une surexposition médiatique de la souffrance des femmes afghanes. Ainsi, il est conseillé de faire davantage s’exprimer celles-ci quant à la crainte d’un retour au pouvoir des Talibans. « Elles seraient parfaites pour donner un visage humain à la mission de la Force internationale », précise le rapport. Une tactique d’autant plus pernicieuse que la condition de la femme en Afghanistan, désastreuse sous le « califat » du mollah Omar, rencontre toujours de nouveaux obstacles sous le mandat électif d’Hamid Karzaï. Une telle stratégie risque de jeter le discrédit sur toute organisation d’aide aux femmes afghanes en la rendant suspecte de servir les intérêts de la communication militaire. Le féminisme pro-Afghanes, nécessaire mais dévoyé comme cheval de Troie du bellicisme US : les thinks tanks de l’espionnage américain ne manquent pas d’imagination ni de roublardise.

L’analyste de la CIA reconnaît plus largement qu’il s’agit « d’instiller un sentiment de culpabilité aux Français pour avoir abandonné » les Afghans : par exemple, le sort des réfugiés serait mis à contribution pour exercer une sorte de chantage affectif envers les citoyens tandis que l’instrumentalisation de la popularité du Président Obama permettrait, grâce à l’éloquence du charismatique va-t-en-guerre, d’atténuer les fortes réticences à envoyer davantage de troupes. Fin 2009, un sondage indiquait un accroissement de l’hostilité des Français envers l’intervention militaire. Le contingent déployé sous la bannière tricolore est d’ores et déjà le troisième en ordre de grandeur dans la coalition. En ce mois de mars, le contexte géopolitique lors de la rédaction du rapport n’est pas anodin : alors que la guerre en Afghanistan s’enlise, ces propositions sont développées au lendemain de la crise politique qui a touché les Pays-Bas, fortement divisés quant à la décision gouvernementale de rapatrier les militaires néerlandais engagés sur le terrain auprès des forces alliées.

Par ailleurs, l’analyste prend également le soin de spéculer sur un éventuel échec de la majorité parlementaire française aux élections régionales qui affaiblirait la marge de manœuvre du Président Sarkozy pour renforcer les troupes. Dans ce mémo, une importance particulière est attribuée à la formation de l’opinion publique des femmes, plus enclines, selon le rapporteur, à se solidariser avec les Afghanes, ainsi que celle des Français musulmans, à qui il serait bon de rappeler la prétendue popularité de l’OTAN aux yeux de leurs coreligionnaires en Afghanistan.

« L’indifférence des citoyens permet aux dirigeants d’ignorer les électeurs » (CIA)

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Contacté par Oumma, le directeur de Wikileaks, Julian Assange, nous confirme la « validité » du rapport, ajoutant au passage que l’absence de confirmation ou de réfutation de la part de la CIA relève de son « comportement habituel » dès lors qu’il s’agit de commenter toute fuite de documents internes.

Spécialisé dans la mise en ligne de documents confidentiels, Wikileaks a, pour reprendre la formule du journal The National, « publié, en peu de temps, davantage de scoops que le Washington Post en 30 ans ». Entre autres révélations, la découverte d’un manuel de la torture à Guantanamo, la publication intégrale de 570000 messages -en mode biper- envoyés le 11 septembre 2001 et la récupération de mails relatifs à des falsifications sur les données scientifiques du réchauffement climatique. Plus de 2000 pages de documents ont été ainsi publiés depuis avril 2007. L’équipe, composée de journalistes et de militants des droits de l’homme, connaît actuellement une pression exceptionnelle, comme en témoigne le compte twitter de Wikileaks. Depuis plusieurs jours, les messages postés sur le réseau social font état d’une hostilité et d’une surveillance accrue de la part des services américains, à base de filatures, photographies et diverses formes d’intimidation sur des collaborateurs.

La volonté du Pentagone et de la CIA de considérer Wikileaks comme une « menace à la sécurité nationale » des Etats-Unis s’expliquerait notamment par la ténacité et l’efficacité de ses journalistes à exposer des secrets compromettants pour l’hyper-puissance américaine. Ainsi en va-t-il de la conférence de presse que donneront les responsables de Wikileaks, le 5 avril prochain, afin de présenter au public une vidéo censurée par l’état-major et récupérée par le site. Il s’agirait d’un document accablant pour la réputation, déjà entachée par l’expérience irakienne, de l’armée US : les images représenteraient le « massacre » camouflé de 97 civils afghans, morts en 2009 dans des bombardements de l’OTAN opérés sous le commandement du général américain David Petraeus. « Nous compilons un dossier que nous espérons avoir le temps de publier avant le 5 avril », nous a précisé Julian Assange.

En attendant ce nouvel élément, une question demeure quant au mémo de la CIA : quel impact un tel scoop peut-il avoir dans la classe politique française ? Si le rapport confidentiel déplore la résistance des Français à vouloir intensifier l’effort de guerre en Afghanistan, il ne fustige pas pour autant leurs dirigeants, qui ont pu jusqu’alors « compter sur l’indifférence » de la population pour satisfaire, bon gré mal gré, la volonté de Washington. Face à cette manœuvre consistant, de la part d’un pays allié, à vouloir subvertir les cœurs et les consciences de citoyens opposés à la guerre, quelles seront les personnalités politiques à dénoncer le procédé ? Et quel journaliste reviendra à la charge pour recueillir l’avis à ce sujet des principaux intéressés : Nicolas Sarkozy, François Fillon, Bernard Kouchner en charge des Affaires étrangères et Hervé Morin, ministre de la Défense ? La réponse à ces interrogations se trouve peut-être dans les mots employés par ce fonctionnaire de la CIA, rédacteur anonyme et sans états d’âmes. Il dit l’essentiel lorsqu’il suggère, entre les lignes, que la meilleure alliée de la propagande est « l’indifférence ».

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