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“Indigènes” : un beau succès et quelques raccourcis

Le retentissement médiatique et le succès du film “Indigènes” de Rachid Bouchareb traitant de la contribution des colonies françaises à la libération de la France est, certes, largement mérité. Il ne satisfait cependant pas l’historien, tant certaines réalités importantes sont occultées voire travesties.

Mais avant d’aborder ces aspects, je voudrai apporter une précision concernant le nombre d’Algériens dans cette armée de Libération. Le chiffre de 70 000 cité par Rachid Bouchareb dans le journal algérien El Watan dans l’édition du 9 octobre 2006, est largement en deçà de la réalité. L’armée régulière française de 1944 est estimée à 500 000 hommes dont 50% d’indigènes. L’Algérie, colonie au mode de recrutement double, engagement et conscription, fournit à elle seule la moitié de l’effectif indigène, c’est-à-dire 125 000 hommes environ[1].

Revenons à présent sur ces aspects. Le film donne l’impression que les indigènes de l’empire colonial français se sont levés comme un seul homme pour voler au secours de la “mère patrie”. La réalité est beaucoup plus nuancée. Sur le recrutement, il nous montre des hommes entièrement volontaires pour aller délivrer la France du joug nazi, reprenant ainsi un des thèmes favori de la propagande officielle.

Il fait table rase sur les méthodes employées par l’administration coloniale dans tous l’Empire pour enrôler soldats et ouvriers. Les administrateurs avaient carte blanche pour obtenir des hommes, les sergents recruteurs furent fortement rétribués, les primes des rabatteurs augmentées et les adjoints indigènes notés au prorata du nombre d’engagés obtenus, souvent au terme de chantage exercé sur les pères de familles.

Quant aux conscrits notamment en Algérie et qui représentaient la moitié de l’effectif fourni par cette colonie, ils n’avaient pas d’autres choix que de répondre à leur convocation sachant que les autorités coloniales ne badinaient pas en cas de refus. La mémoire collective garde vivace le souvenir de la répression sanglante qui s’abattit sur les Aurès lorsque la classe de 1916 refusa de répondre à l’appel de mobilisation pour la Guerre 1914-1918[2].

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la mobilisation de 1943-44 s’est faite en pleine fermentation nationaliste dans tous le Maghreb en particulier en Algérie. Certaines communes mixtes comptèrent jusqu’à 50% d’absents lors du rappel des réservistes en 1944[3], notamment dans des régions comme la Kabylie où le P.P.A. clandestin était solidement implanté et qui avait donné comme mot d’ordre le “refus de la mobilisation”. Parmi les insoumis on retrouva Ben Youcef Ben Khedda futur président du G.P.R.A. (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne).

Autre aspect peu présent dans le film sinon par un petit épisode anecdotique concernant la nourriture (épisode des tomates), les discriminations entre soldats français et soldats indigènes. Plus graves encore, celles qui touchaient à leur avancement et à leurs soldes. En ce qui concerne les soldes ce fut seulement en août 1943 que le C.F.L.N. (Comité français de libération nationale) installé à Alger et présidé par le Général de Gaulle, instaura par une série de mesures, la parité des soldes entre soldats indigènes et soldats français. Ce qui signifie que pendant plus d’un siècle d’existence des régiments de tirailleurs et de spahis devenus corps réguliers par les ordonnances royales de 1841, les soldes des indigènes étaient deux fois, voire trois fois, inférieures dans certains cas, à celles de leurs camarades français.

L’avancement des indigènes se faisait au choix et ne souffrait d’aucune exception. Pas de promotion automatique. Par exemple, les Français méritants ou pas passaient automatiquement lieutenant après expiration de deux ans de garde de sous-lieutenant alors que les rares officiers indigènes pouvaient y croupir jusqu’à six ans. Leur bâton de maréchal s’arrêtait au grade de capitane, promotion qui arrivait souvent à la veille de la retraite[4].

Autre pan de l’histoire que le film s’est bien gardé, celui du retour des combattants dans leurs foyers qui coïncida avec les massacres du 8 mai 1945 en Algérie. Les soldats commençaient à débarquer dans les ports algériens au moment où se déroulait la tragédie. Les autorités coloniales décidèrent de suspendre immédiatement le rapatriement de ceux qui se trouvaient encore en Europe notamment en Allemagne, mais trop tard les premiers débarqués avaient déjà rejoints, non pas leurs foyers, mais le spectacle apocalyptique laissé par une répression méthodique, systématique et impitoyable.

Ironie du sort les régiments de tirailleurs algériens qui se sont couverts de gloire sur le champs de bataille en Italie, en France, et en Allemagne étaient originaires des régions où se déroulèrent les massacres. Le 7ème R.T.A, dont le film s’attarde longuement vers la fin sur le combat désespéré qu’il livra en janvier 1945 à Kilstett, une bourgade au nord de Strasbourg, pour repousser l’offensive allemande qui menaçait de reprendre la ville, était de Sétif, le 3ème R.T.A de Constantine.

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Le choc chez les libérateurs de la “mère patrie” était à la mesure de la désolation qu’ils retrouvèrent dans leurs douars. Le spectacle qu’ils découvrirent contredit formellement le discours français sur la liberté et les droits de l’homme. Discours qui allait bientôt se retourner contre la puissance coloniale. Les régiments indigènes comptaient dans leurs rangs des noms comme Ben Boulaid, Ben Bella, Ouamrane et bien d’autres encore.

Le 3ème G.T.M. (groupement de tabors marocains) qui avait combattu aux côtés des unités algériennes en Europe et qui venait de rentrer de France, appelé en renfort pour participer à la répression dans le Sétifois refusa d’embarquer à Oran[5].

Sans parler de l’oubli total des milliers d’indigènes tombés lors de l’offensive allemande de mai-juin 1940 et des dizaines de milliers faits prisonniers.

Mais les nations ont souvent tendance à ne se souvenir que de leurs victoires.



[1] Voir Belkacem Recham, Les musulmans algériens dans l’armée française 1919-1945, Paris l’Harmattan, 1996 p. 241.

[2] Voir Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, Genève, Droz, 1981, pp 591-598.

[3] Voir Charles Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Tome II, p 596.

[4] Voir Abdelkder Rahmani, L’affaire des officiers algériens, Paris, le Seuil 1959, p 9.

[5] Voir Rapport du général Henri Martin, dans La guerre d’Algérie par les documents, Tome I, sous la direction de Jean Charles Jauffret, Service historique de l’armée de terre, Vincennes 1990,pp 272-277

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