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Irak : american Chaos

Incapable de comprendre la genèse du 11 septembre, l’Amérique s’illusionna sur ses conséquences. Aveuglement pour aveuglement, elle se trompa sur le remède comme elle s’était trompée sur le diagnostic. Au lieu de procéder à une autocritique salutaire, elle se livra à une spectaculaire fuite en avant qui, après Kaboul, la conduisit à Bagdad. Après la destruction du régime des talibans, elle s’en prit à l’un de ses vieux complices : Saddam Hussein. Croyant avoir trouvé la potion miraculeuse qui le guérirait de sa maladie, elle rêva des noces du monde arabe et de la démocratie à l’occidentale. Mais comble de l’absurde, elle compta surtout sur la force des armes pour précipiter cette mirifique lune de miel.

Lors de l’avancée fulgurante des blindés américains, au printemps 2003, les médias dominants accomplirent des efforts méritoires pour montrer les débordements de joie de la population irakienne. Mais ils évitèrent soigneusement de montrer le vrai visage de la première guerre néo-coloniale du nouveau siècle : les morgues remplies de cadavres, les enfants brûlés vifs, les civils froidement abattus. Jouant leur rôle à la perfection, ces médias stipendiés s’empressaient de relayer une propagande ahurissante où la réalité et la fiction sont interchangeables : dans la novlangue totalitaire des vainqueurs, l’occupation devint libération, les résistants des terroristes, les collaborateurs des démocrates.

Aucun des scénarios sur lesquels reposait la perspective d’une victoire rapide, pourtant, ne se réalisa. Les soldats de l’armée américano-britannique croyaient qu’ils seraient accueillis en libérateurs, mais il n’y avait ni foule en liesse ni flonflons pour fêter leur arrivée. Les stratèges du Pentagone misaient sur le succès d’une offensive terrestre en plein désert, une sorte de Blitzkrieg moyen-oriental assisté par satellite et ordinateur. Au bout de quelques jours, les forces occidentales durent contourner les villes et laisser à l’aviation le soin de les pilonner, quitte à provoquer ce que l’hypocrisie ambiante nomme par euphémisme des dégâts collatéraux, c’est-à-dire des massacres de civils.

Mais surtout, les faucons américains commirent une erreur fondamentale : ils confondirent la réalité de la guerre et leur propre perception. Pire encore, ils n’eurent aucune idée de la charge émotionnelle que cette agression contre l’Irak accumulait dans le monde. A les entendre, on eut l’impression que le seul intérêt du conflit était de faire la démonstration que l’on pouvait détruire le régime irakien en un minimum de temps en subissant le minimum de pertes. La guerre contre l’Irak était devenue un laboratoire en grandeur réelle destiné à l’éblouissement de la planète, littéralement ébahie devant les prouesses de la technologie militaire occidentale.

Cette confusion entre les moyens et les fins était ahurissante, mais elle s’imposait dès lors que les raisons avouées de la guerre ne dupaient plus personne. Qui a jamais cru que cette invasion avait pour seul objectif l’instauration de la démocratie sur les bords du Tigre et de l’Euphrate ? Ce n’est pas un hasard si les experts militaires supplantèrent aussitôt les avocats des droits de l’Homme sur la scène médiatique. Plus personne ne faisait désormais semblant de croire à de telles billevesées, et seule comptait l’expression du rapport de forces. Exit le discours moral, place à la technique, celle des frappes chirurgicales.

Mais pour la coalition, la guerre devait être irréprochable dans ses objectifs comme dans ses modalités. Ayant médité les leçons du Vietnam, les dirigeants américains savent désormais qu’une propagande doit être hégémonique pour être efficace. L’exclusivité du commentaire doit conforter le monopole du commandement. Dans la lutte contre le Mal, il faut garantir la pureté du message rédempteur en s’attribuant l’exclusivité de sa diffusion. Et grâce à des médias aux ordres, l’image de la guerre sera ainsi lavée de l’opprobre qui entache toute agression militaire.

Ce que l’opinion a vu du conflit, c’est d’abord ce que le Pentagone crut bon de lui montrer : peu de chose en définitive, noyé sous le flot continu d’un discours uniforme accréditant le mensonge d’une guerre morale. La réalité visible de la guerre s’ajustait comme par enchantement aux impératifs de la bonne conscience occidentale. Déguisée en lutte pour la civilisation, l’entreprise militaire était ramenée dans l’horizon de la loi : il suffisait de purger sa représentation de tout ce qui pouvait en démentir la légitimité. Ne voyant de la guerre que sa surface politiquement correcte, nous fûmes d’abord les réceptacles d’un déluge verbal formaté par l’envahisseur.

Et pourtant, on sut rapidement ce qu’il en était de cette intervention militaire dont la propagande occidentale vantait les mérites. Il a suffi que le monopole des médias américains fût mis à mal par Al-Jazira pour que ce mythe de la « guerre propre » vole en éclats : les massacres de civils, les bombardements à l’aveuglette, puis les prisonniers suppliciés dans cette geôle d’Abou Ghraib dont la chronique emplit bientôt les colonnes de la presse mondiale. La principale erreur des faucons de Washington fut, à coup sûr, de s’imaginer que la perception du conflit est univoque et qu’elle coïncide naturellement avec la leur.

Les immenses cortèges de protestation contre cette agression militaire aux prétextes fallacieux signèrent à l’évidence, pour l’administration Bush, une lourde défaite politique. Dès le mois d’avril 2003, il était évident que même dans l’hypothèse où la coalition l’emporterait, cette victoire serait, politiquement, une victoire à la Pyrrhus. Elle serait irrémédiablement entachée de honte aux yeux de l’opinion mondiale. De plus, dès le mois d’avril, le premier attentat-suicide irakien signifiait que la disproportion des forces militaires n’était plus, sur le terrain, le facteur déterminant. Les Etats-Unis avaient beau consacrer en un jour à leur armée l’équivalent du budget militaire annuel de l’Irak, ils n’étaient pas invulnérables pour autant.

Car l’attentat signifiait aussi que pour une armée d’occupation, la doctrine du « zéro mort » n’avait plus cours : depuis trois ans, les Américains l’ont appris à leurs dépens. Cette opération-martyr, enfin, avait une signification politique. L’agression militaire étrangère provoqua ce que la CIA s’était employée à conjurer pendant des décennies : la jonction du nationalisme arabe et de l’islamisme radical. En jouant les uns contre les autres, les services secrets occidentaux avaient vainement cherché à les neutraliser. Mais en mars 2006, l’ambassadeur américain en Irak avoue qu’il est prêt à négocier avec la résistance nationale irakienne pour mieux isoler les terroristes adeptes d’Al-Qaida.

Certes, au printemps 2003, les armes occidentales ont finalement triomphé en Irak. Mais l’effondrement du régime baasiste n’eut rien d’un jugement divin. La réalité est plus prosaïque : après quatre semaines de résistance armée, l’Etat irakien s’est effondré sous les coups de boutoir de la cybernétique militaire la plus sophistiquée de la planète. L’Irak est un petit Etat du Tiers monde qui fut laminé pendant douze ans par un terrifiant embargo. Ce qui restait de l’armée irakienne, écrasée en 1991, ne disposait d’aucun matériel performant. Le rapport des forces militaires entre les belligérants était proprement inouï : le budget militaire américain représentait 400 fois celui de l’Irak.

Quant aux armes de destruction massive, on sait désormais que c’était une gigantesque supercherie. Dans l’esprit de ses audacieux promoteurs, l’invasion de l’Irak fut conçue comme une formidable partie de poker menteur où les mensonges se confortaient mutuellement afin de créer un monde imaginaire propice à toutes les manipulations. C’est ainsi que, pour accréditer le mensonge de la croisade contre le terrorisme, les faucons néo-conservateurs inventèrent de toutes pièces la fable des armes de destruction massive. C’était en réalité des armes de manipulation massive qui abusèrent l’opinion avant de s’effondrer comme un vulgaire château de cartes.

Se croyant définitivement victorieux, en tout cas, l’envahisseur américano-britannique s’employa aussitôt à convaincre l’occupé de ses bonnes intentions. Une fois dans la place, il éprouva le besoin pressant de trouver des partisans locaux. Il était cependant à craindre que leur fidélité fût proportionnelle au courage manifesté durant les hostilités. Ces héros surgis de l’ombre débarquèrent par avion spécial. D’autres arrivèrent en ville dans les fourgons de l’armée d’occupation. Pour certains, fussent-ils dignitaires religieux, la première apparition fut fatale. Mais peu importe : vainqueur du Blitzkrieg, George. W. Bush crut avoir trouvé son Pétain en la personne d’Ahmad Chalabi.

Forte de sa supériorité matérielle, l’hyperpuissance américaine entendit présider aux destinées de l’Irak avec le concours de ses supplétifs britanniques et d’une poignée de politiciens d’importation. Elle rêva, dit-elle, d’étendre le bénéfice du modèle démocratique occidental à l’ensemble du Moyen-Orient. Mais pour y parvenir, elle semble avoir surtout compté sur la pédagogie virile des missiles de croisière et sur le caractère hautement didactique des bombes à fragmentation.

A moins que le feu du ciel déchaîné par le Pentagone ne fût que le prélude à une entreprise infiniment plus spirituelle. Selon la presse américaine, la Convention baptiste du Sud, la seule Eglise des Etats-Unis à avoir approuvé la guerre, a envoyé des équipes chargées de secourir médicalement et spirituellement le malheureux peuple irakien une fois la colère divine apaisée : remplacer le baasisme par le baptisme, voilà un programme qui a au moins le mérite de la franchise.

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Sur fond de messianisme religieux, les faucons de Washington voulurent nous faire croire que la chute de Saddam Hussein induirait comme par enchantement la conversion des Etats de la région aux vertus de la démocratie parlementaire. Ils comptèrent sur une dynamique vertueuse mettant fin au règne des autocrates, roitelets et autres dynastes obscurantistes, au profit de sympathiques démocrates en cravate et attaché-case. Mieux encore, ils ont voulu nous persuader que le triomphe éclatant de la démocratie en Irak inaugurerait une ère nouvelle marquée par l’instauration d’une paix durable entre Israéliens et Palestiniens.

Comme son père qui, en 1991, avait promis le règlement équitable du conflit israélo-palestinien, George W. Bush sortit de son chapeau la fameuse « feuille de route » destinée à promouvoir un Etat palestinien en 2005. Il jeta cet os à ronger aux régimes dits « modérés », c’est-à-dire à la solde de Washington, afin d’apaiser une opinion publique arabe sortie de sa traditionnelle léthargie. Mais personne ne prit au sérieux cette nouvelle mascarade, pas même le président américain qui savait quel sort allait réserver son ami Ariel Sharon à ce malheureux document.

La rhétorique de la Maison blanche sur la libération de l’Irak comme prélude à la démocratisation du Moyen-Orient, au fond, n’était qu’un écran de fumée. Les dirigeants américains eux-mêmes y ont-ils cru un seul instant ? Férus de Realpolitik, ils avaient deux bonnes raisons de perpétuer leur domination dans cette partie du monde : le pétrole et Israël. Manifestement, ils n’ont pas envahi l’Irak pour admirer les vestiges du berceau de la civilisation, s’extasier sur l’écriture cunéiforme ou s’initier à l’arabe classique. Ils l’ont fait pour s’assurer la maîtrise des ressources nécessaires au maintien de leur consommation d’hydrocarbures en dépit de son absurdité sur le plan écologique.

Mais s’ils ont détruit l’Etat irakien, c’est aussi parce que les dirigeants américains ont voulu mettre fin à l’anomalie que constituait à leurs yeux un Etat arabe qui n’a jamais pactisé avec Israël et qui a cherché, sans y parvenir, à obtenir la parité stratégique avec l’Etat hébreu. Ce n’est pas un hasard si Paul Wolfowitz fut le principal inspirateur de l’entreprise militaire en Irak. Idéologue du camp néo-conservateur, le secrétaire adjoint à la Défense désormais promu à la direction de la Banque mondiale opérait la jonction entre la droite fondamentaliste américaine et la droite nationaliste israélienne : c’est l’homme clé de la stratégie du chaos au Moyen-Orient.

Maîtriser le pétrole irakien et sécuriser l’Etat Israël : pour atteindre ce double objectif, l’administration Bush a pris le risque, en tout cas, de creuser davantage encore le fossé entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Apprentis sorciers du choc des civilisations, les faucons de Washington ont commis avec l’Irak la même erreur qu’avec Ben Laden. En proie à l’ivresse du succès, obsédés par le partage du butin, ils n’eurent aucune idée de ce que représente Bagdad dans la conscience collective arabe.

Ravager sous les bombes l’ancienne capitale du califat abbasside au cœur d’un pays qui a vu naître l’écriture et forger la langue arabe classique, ce fut pour les illuminés du néoconservatisme un fait insignifiant. Si Bagdad avait été un dépôt de munitions, Donald Rumsfeld ne l’aurait pas bombardée différemment. Il y a chez les dirigeants américains davantage encore qu’une indifférence à la souffrance des autres, somme toute assez banale : une profonde ignorance, sans doute volontaire, de ce qui fait sens pour les autres.

Mais l’occupant, depuis mai 2003, ne fut guère plus habile que l’envahisseur. Une vague de terrorisme planétaire sans précédent, l’Irak au bord de la guerre civile, plus de 2 000 soldats américains tués : le bilan de trois ans d’occupation militaire est catastrophique. L’Amérique s’est volontairement jetée dans la gueule du loup. Répétant l’erreur afghane, elle a nourri la bête. L’occupation étrangère a alimenté la résistance et la répression l’a légitimée, attirant dans le chaudron irakien d’innombrables volontaires prêts au sacrifice.

Après avoir anéanti le régime baasiste, l’occupant crut bon de faire vibrer la corde communautaire. Emerveillé, il redécouvrit un vieux sésame, destiné à ouvrir la voie à un remodelage en profondeur de la société irakienne, voire du Moyen-Orient dans sa totalité : le communautarisme. Tropisme anglo-saxon ou solution de facilité, l’occupant recycla les bonnes vieilles recettes datant de l’époque du mandat britannique. En prenant soin, cette fois, d’inverser les rôles impartis à chacun des protagonistes.

En 1920, la puissance mandataire britannique fit naître un Etat irakien dont la principale assise était constituée par la population sunnite. Offerte à la famille hachémite chassée de Syrie par les Français, cette monarchie fit alors peu de cas d’une population chiite dont la révolte fut aussitôt écrasée par l’armée d’occupation. Les Kurdes, auxquels les négociateurs de Versailles avaient promis un Etat souverain, furent également floués. On partagea le Kurdistan, pour l’essentiel, entre une Turquie kémaliste militairement victorieuse et la nouvelle monarchie irakienne portée sur les fonts baptismaux par les Britanniques.

Sans doute à court d’imagination, l’occupant a réitéré le même processus 80 ans plus tard. Mais il marginalisa la population sunnite, jugée compromise avec le régime baasiste. Et il favorisa l’accès au pouvoir des deux autres composantes d’un Irak plus fragmenté que jamais : les chiites et les Kurdes. Jouant au pompier-pyromane, il cultiva le particularisme des uns et des autres avant de s’en offusquer hypocritement aussitôt après. Trop tard : la boîte de Pandore est aujourd’hui grande ouverte et le pays au bord du chaos.

Punis par l’occupant, les sunnites sont exclus du système institutionnel mis en place avec la bénédiction occidentale. Les chiites espèrent toucher les dividendes de leur supériorité numérique, mais ils sont divisés face à la coalition occidentale. Alliés objectifs des chiites et auxiliaires zélés de l’occupant, les Kurdes préparent une indépendance qui finira par les opposer aux sunnites et aux chiites. Minoritaires, les forces laïques et progressistes tentent de surnager à la surface de cet océan communautariste.

En morcelant la société irakienne, l’occupant s’est pris à son propre piège : il ne peut pas quitter le pays sans prendre le risque de le livrer définitivement au chaos. A l’inverse, sa présence prolongée attise non seulement la résistance armée à l’occupation, mais aussi les rivalités entre forces antagonistes. Victime de son obstination, il est ainsi condamné au surplace. Et il doit en payer le prix, qui s’alourdit chaque jour davantage : pertes humaines, coût financier, discrédit international.

Fascinée par le modèle communautaire à la libanaise et obsédée par le souci de diviser pour régner, la coalition s’est interdite de reconstruire un Etat unitaire, garant de la stabilité politique de la nation irakienne. De ce pays jadis développé, elle a fait un trou noir de la géopolitique régionale, un ventre mou où s’exercent pêle-mêle forces centrifuges et influences extérieures. L’instabilité permanente de ce pays en décomposition attise toutes les convoitises et se prête à toutes les manipulations.

C’est peu de dire que l’Amérique du président Bush s’est fourvoyée. Piégée par sa propre démesure, elle s’est jetée dans une aventure sans issue. Cruelle désillusion : elle se croyait dépositaire du salut de l’humanité et elle a fait la démonstration de son inhumanité. Justifiée par la morale, l’entreprise irakienne a sombré dans l’ignominie. Soit-disant placée sous le signe de la loi, elle a autorisé, dans le bagne d’Abou Ghraib, les transgressions les plus obscènes. Le scénario hollywoodien d’une démocratisation paradisiaque a tourné au film d’horreur. A qui la faute ?

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