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La sexualité au cœur de l’islamophobie (1/2)

 Il y a quelques semaines, l’annulation à Lille d’un mariage, suite au mensonge de l’épouse sur sa virginité, a écrit une nouvelle page à la construction médiatique d’un Islam imaginaire, supposé bafouer les valeurs républicaines. Mais cette affaire ne fut pas une simple répétition d’habituels préjugés ou amalgames sur l’Islam. Elle a en effet vu l’émergence d’un délire collectif, avec toutes les caractéristiques classiques d’un délire individuel : déni de la réalité des faits, substitution de l’émotion à la pensée, perte de toute distance critique.

 De fait, et maintenant que les passions sont apaisées, il n’est pas inintéressant de revenir sur ce « scandale », qui peut être considéré comme un paradigme de l’islamophobie française. C’est que, comme tout délire, il met à jour ce qui est habituellement caché, enfoui dans les profondeurs de l’inconscient.

 La lecture politique, qu’on fait généralement de l’islamophobie, ne suffit pas à expliquer la condamnation unanime dont a fait l’objet le jugement lillois, de l’extrême droite à l’extrême gauche, du journaliste à l’intellectuel. L’islamophobie doit désormais être prise au pied de la lettre, comprise comme un phénomène de psychologie sociale. C’est cette « phobie » de l’Islam dont nous nous proposons ici de mettre a jour les mobiles réels et cachés.

PREMIERE PARTIE : L’AFFAIRE DU MARIAGE ANNULE ET SES RAISONS OFFICIELLES

 Fin mai, on apprenait que le tribunal de grande instance de Lille venait d’annuler un mariage, suite à une demande de l’époux, parce que la mariée avait menti sur sa virginité. Cette nouvelle suscitait aussitôt une vive émotion, et une condamnation unanime de la presse, de l’ensemble de la classe politique, d’associations féministes et laïques et d’intellectuels. Seule Rachida Dati avait approuvé ce jugement, estimant que « le fait d’annuler un mariage est aussi un moyen de protéger … cette jeune fille [qui] … a souhaité également, sans doute, se séparer assez rapidement ». Pour avoir osé ces propos, la garde des Sceaux subira un lynchage médiatique.

 Mais plus qu’une condamnation rationnelle, c’est surtout un choc émotionnel qu’a suscité cette nouvelle. Un chroniqueur du Monde a dénoncé le comportement « hallucinant » des magistrats dans cette affaire et le retour « du contrôle de l’hymen sous l’autorité ecclésiastique »[i], un éditorialiste de Libération parlé d’une « victoire pour la grande ligue des obscurantistes de toutes obédiences »[ii], un éditorialiste de L’Humanité écrit que « la loi doit être changée pour qu’elle ne laisse plus un magistrat borné nous ramener au Moyen Age »[iii], le PS évoqué un « jugement atterrant »[iv], Frédéric Lefèbvre, porte-parole de l’UMP estimé le jugement lillois « profondément choquant »[v], Valérie Létard, secrétaire d’Etat chargée du droit des femmes, a « bouillonné toute la journée » en apprenant la décision d’annulation, se disant « consternée » par une « interprétation obscurantiste de certaines de nos dispositions »[vi], Fadela Amara, secrétaire d’Etat à la Ville, a « cru que l’on parlait d’un verdict rendu à Kandahar »[vii], Sihem Habchi, présidente de Ni Putes Ni Soumises, parlé d’un « verdict [qui] tombe comme une fatwa »[viii] et l’écrivaine et éditrice Geneviève Brisac expliqué qu’elle n’était « pas révoltée, à peine en colère », mais plus fondamentalement « sidérée, anesthésiée » au moment où elle a lu qu’un homme en France avait demandé l’annulation de son mariage parce que son épouse l’avait induit en erreur sur sa virginité[ix].

Alors que cachent ces réactions de sidération angoissée ? Deux raisons, généralement peu argumentées, ont été mises en avant pour justifier la condamnation de la décision d’annulation du mariage : la violation de l’égalité entre hommes et femmes d’une part, la transgression de la laïcité d’autre part. Bien que l’argument de la discrimination sexiste a plus souvent été invoqué dans les médias, c’est paradoxalement l’interprétation religieuse qu’a retenue l’opinion publique.

Parmi les 73 % de Français ayant affirmé avoir été « choqués » par la décision du tribunal de grande instance de Lille, 54 % ont en effet expliqué l’être « avant tout parce que cela revient à reconnaître légaux des principes qui devraient relever de la religion des personnes », alors que 46 % ont considéré d’abord que « cela revient à cautionner une inégalité entre les hommes et les femmes »[x].

 Que doit-on comprendre de cette petite inversion des priorités ? L’opinion publique n’a-t-elle pas dit ici tout haut ce qui réellement a posé problème à nos élites dans cette affaire ? Quel en fut l’enjeu véritable : le rapport entre les sexes ou la place de la religion – surtout musulmane – dans la République ? A moins qu’une mystérieuse alliance des deux n’oblige à envisager une troisième voie autour d’un problème plus structurel ?

L’ATTEINTE A L’EGALITE DES SEXES

 Toux ceux qui se sont insurgés contre le jugement de Lille ont dénoncé son caractère sexiste, rappelant le droit des femmes à disposer de leur propre corps. Mais derrière l’unanimité de cette position sont apparues deux types d’explications en fait assez distinctes, l’une sur le terrain de la morale, l’autre cantonnée au domaine juridique.

Sur le terrain de l’idéologie morale : l’idéal de la virginité

 Certains ont vu dans cette annulation de mariage une prise de position de la justice française cautionnant l’idéal moral de la femme vierge au moment du mariage. Ainsi, notamment, la Coordination française de la Marche mondiale des femmes – qui regroupe nombre d’associations féministes – a, dans un communiqué, parlé d’un « jugement qui considère la virginité comme une qualité essentielle des femmes avant le mariage »[xi], et une pétition, lancée à la suite de cette affaire et signée par de nombreux intellectuels au nom du Manifeste des menteuses, a dénoncé « le caractère discriminatoire de ce jugement » pour lequel « la virginité serait une qualité substantielle de la femme qu’on épouse »[xii]. Ségolène Royal a quant à elle clairement exprimé ce qui ici la dérangeait : « considérer que la virginité est une qualité essentielle de la personne pour une femme et pas pour un homme, c’est le signal d’une régression très forte pour toutes les femmes d’aujourd’hui »[xiii].

Une justice qui différencie virginité masculine et virginité féminine ?

 Nous ne pourrions que donner raison à ce reproche si la juge de Lille qui a prononcé l’annulation avait effectivement établi une distinction de valeur entre la virginité masculine et la virginité féminine, dans l’argumentation qui l’a conduit à conclure à la nullité de ce mariage. Or, à aucun moment ce ne fut le cas, comme en témoigne le détail du jugement rendu, repris et commenté par Maître Pascal Labbée, avocat au barreau de Lille et professeur de droit à l’Université de Lille 2, dans un article publié dans la revue juridique Recueil Dalloz, qui a fait connaître l’affaire à la presse.[xiv]

 Nous ne pouvons d’ailleurs pas plus adresser ce reproche à l’époux en question dans cette affaire. Tout ce que nous savons de lui dans le jugement, c’est qu’ « il avait contracté mariage avec Y… après que cette dernière lui a été présentée comme célibataire et chaste », et qu’il avait considéré la virginité de sa promise comme une « qualité essentielle » ayant été « déterminante [dans son] consentement … au mariage projeté »[xv]. Assurément, il souhaitait épouser une femme qui n’avait jamais eu de relations sexuelles.

Cette exigence fait-elle de lui un « mari odieux »[xvi], un « barbare »[xvii], comme il a été dit ? Considérait-il la virginité prénuptiale de l’homme comme moins fondamentale ? Nous n’en savons rien. Certains musulmans – et non pas l’Islam – effectuent une telle hiérarchie, d’autres non. Le marié était-il vierge ? Peut-être, peut-être pas. Il se peut qu’il ne le fût pas mais qu’il n’ait pas menti à ce sujet en en faisant l’aveu au préalable, ou qu’il n’ait eu besoin ni de mentir ni d’avouer dans la mesure où il n’avait pas été questionné à ce sujet.

 Par ailleurs, on peut se demander d’où vient l’affirmation, souvent faite, selon laquelle le jeune homme a débarqué vers quatre heures du matin auprès des derniers invités, horrifié parce qu’il ne pouvait leur présenter de drap maculé de sang. Ce détail n’apparaît pas dans le jugement, ni dans le récit qu’a fait de l’affaire Maître Pascal Labbée dans le Recueil Dalloz. La coutume du drap souillé, s’il elle n’a pas disparu dans les familles musulmanes de France ou des pays musulmans, tend en effet à tomber en désuétude, y compris dans les milieux très religieux, dans la mesure où cette pratique n’appartient pas au corpus doctrinal de la Tradition musulmane.

 Comment des journalistes et des intellectuels, censés par conscience déontologique et souci méthodologique, vérifier les faits avant toute allégation, ont-il pu prêter à ce juge ou à cet homme des propos et comportements qu’ils n’ont jamais eu ? Probablement parce que le terme « virginité » a dans les usage une connotation d’emblée féminine, et, plus encore, est perçu comme portant en soi une idéologie sexiste.

Ainsi l’écrivaine et éditrice Geneviève Brisac, qui a signé un réquisitoire virulent contre le jugement lillois, ne conçoit de virginité que féminine, assimilant la virginité à la défloration. Elle décrit à quel point le seul terme « virginité », lorsqu’elle a pris connaissance de l’affaire dans la presse, a suscité en elle une réaction horrifiée : « Ces mots : virginité, pucelage, défloration, quelle obscénité ! Avec leur cortège de malheurs, de crimes, d’humiliations »[xviii].

 La justice n’est d’ailleurs pas à l’abri de cette confusion entre la virginité féminine et la virginité masculine et de l’idéologisation de ce terme, puisqu’il est désormais question d’interdire de mentionner la « virginité » dans un jugement, terme qui serait en soi sexuellement discriminatoire. On nous indique en effet, « de source judiciaire » que le parquet général, saisi par Madame Dati pour faire appel du jugement lillois, s’apprête à motiver l’ordonnance d’un second procès par le fait que « la référence à la virginité n’est pas compatible avec l’ordre public car elle porte atteinte à la dignité des femmes et à l’égalité des sexes »[xix].

Une justice qui considère la virginité comme « qualité essentielle » ?

Les tenants de l’argument de l’égalité des sexes se sont beaucoup focalisés sur la notion de « qualité essentielle », qui apparaît dans le jugement. La Coordination française de la Marche mondiale des femmes et le Manifeste des menteuses – et d’autre encore – ont laissé entendre que le tribunal de Lille avait considéré la virginité comme une « qualité essentielle des femmes » ou « de la femme qu’on épouse », autrement dit comme une norme morale valant pour toutes les femmes de France. Si bien que beaucoup se sont insurgés contre ce « retour en arrière » et ont dénoncé ce « jugement rétrograde ».

Cette présentation du jugement relève de la mauvaise foi. L’interdit des rapports sexuels hors mariage n’étant désormais plus en France reconnu que par une minorité de personnes, principalement musulmanes, il est raisonnable de penser qu’à titre personnel, la juge de Lille, qui a prononcé la nullité du mariage, ne partage pas cet idéal moral. Mais les magistrats de France sont formés à laisser leurs convictions personnelles à la maison. La juge s’est donc appuyée sur le seul article 180 du code civil stipulant que « s’il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l’autre époux peut demander la nullité du mariage ».

Dès lors, l’unique problème ici concerne la définition de la « qualité essentielle », que la loi ne précise pas. Doit-on se référer à ce que la société, dans l’état actuel de ses mœurs, estime généralement comme « essentiel » sur le plan conjugal, ou doit-on se référer à ce qui est reconnu comme essentiel par le candidat au mariage et a déterminé son consentement ? « Le juge lillois a choisi la deuxième option, obéissant ainsi à une jurisprudence bien établie »[xx], précise Maître Pascal Labbée.

Alors certes, la République ne peut obliger quiconque à reconnaître comme essentielle l’abstinence sexuelle hors mariage. Mais elle ne peut pas, non plus, obliger quiconque à la reconnaître comme inessentielle. C’est cela la « neutralité » républicaine. La magistrate lilloise a seulement pris acte de ce que la virginité avait été considérée comme une « qualité essentielle » par l’époux et considéré que, dans la mesure où l’épouse a acquiescé à la demande de nullité, « il s’en déduit que cette qualité avait bien été perçue par elle comme une qualité essentielle déterminante de X [son mari] …au mariage projeté »[xxi].

Sur le terrain du droit : la preuve de la virginité

Un autre argument, cette fois apparemment strictement juridique, a été élevé au profit d’une dénonciation du caractère discriminatoire du jugement lillois eu égard à l’égalité des sexes. Il s’articule autour de la question de la preuve. Valérie Létard, secrétaire d’Etat chargée du droit des femmes, se disant « consternée » et ne comprenant pas « que la non-virginité entre en ligne de compte dans une telle décision » justifie ainsi sa position : « Est-ce qu’on demande la même chose à un homme ? Et même si on le faisait, comment pourrait-on le prouver ? La rupture d’égalité, elle est là »[xxii].

 Permettre à un homme d’annuler son mariage en arguant du mensonge de sa conjointe sur sa virginité serait, nous dit-on, incompatible avec l’égalité des sexes puisqu’une femme, n’ayant pas la même possibilité de s’apercevoir du mensonge de son époux à ce sujet, ne peut intenter une telle action judiciaire. Un homme peut en effet dissimuler son absence de virginité, sans risque d’être inquiété par sa conjointe – sauf aveu spontané de sa part – alors qu’une femme mentant à ce sujet à son futur époux finira tôt ou tard par être “démasquée”.

 Cet argument du droit des femmes bafoué est fort intéressant. Car ici c’est la nature, non la justice, qui ne donne pas aux deux sexes la même possibilité de mentir, et partant d’être attaqué judiciairement. Alors pourquoi avoir condamné avec autant d’acharnement la magistrate de Lille ? A-t-elle créé l’homme et la femme tels qu’ils sont ? Pourquoi se donner autant d’énergie pour instaurer sur le terrain du droit une symétrie là où la nature a créé une dissymétrie ?

 On peut certes, pourquoi pas, modifier la loi, comme beaucoup l’ont souhaité, afin d’éviter que des hommes n’utilisent la différence des sexes comme prétexte pour imposer leur domination sur les femmes. Mais il n’est pas certain qu’une telle loi soit toujours à l’avantage des femmes. En effet « de plus en plus souvent », explique Maître Labbée[xxiii], des femmes, souhaitant faire annuler leur mariage, fournissent à cette fin des certificats de virginité, afin de prouver aux juges l’absence de réel projet de mariage chez leurs maris, ces derniers ne les ayant pas touchées.

 L’argument de la preuve, énoncé ici au nom de la protection des femmes, a surtout servi, paradoxalement, à les affoler. On a voulu faire croire aux jeunes femmes de notre pays que le jugement lillois allait désormais donner à tout homme le droit d’annuler le mariage si son épouse avait menti sur ses amours antérieures. Et que, partant, elles seraient contraintes d’ effacer toute preuve de leur vie passée en se refaisant l’hymen !

C’est absurde, car dans ce type de demande, ce sera toujours au demandeur de prouver qu’il a été induit en erreur. Aucun juge de France ne pourra donc jamais obliger une femme à subir un examen gynécologique pour constater sa non-virginité. Et même si c’était le cas, cela ne prouverait toujours pas qu’elle n’était plus vierge au moment du mariage. Autrement dit, il est actuellement impossible qu’un homme fasse annuler son mariage pour tromperie sur la virginité de son épouse tant que celle-ci n’y consent pas.

Dans l’affaire de Lille, la jeune mariée a d’ailleurs été informée de la nécessité de son accord dès le premier contact avec son avocat : « J’ai fait savoir à ma cliente qu’un juge ne pourrait jamais aller dans le sens d’une demande en nullité pour une telle motivation si ce n’était pas son souhait, et elle a repris confiance », a précisé Maître Mauger[xxiv].

 Et non seulement le consentement de la mariée est ici nécessaire, mais il est plus encore suffisant. On le voit très bien dans cette affaire, où la juge, constatant que la jeune femme acquiesçait à la demande d’annulation de son époux, s’est contentée de cette parole, sans demander à cette jeune fille d’apporter la preuve qu’elle n’était plus vierge.

Dès lors l’argument de la preuve ici s’effrite. Un homme, contrairement à une femme, n’a pas d’autre moyen que sa parole pour “prouver” qu’il est vierge ou pas. Mais dès lors que, juridiquement, c’est également la seule parole de la femme qui fait foi, alors l’égalité des sexes est rétablie sur le terrain du droit, c’est-à-dire que la différence biologique entre la femme et l’homme n’aboutit pas à un traitement différent des deux sexes par la justice.

L’ATTEINTE A LA LAÏCITE

C’est, à côté du droit des femmes, l’autre terrain sur lequel l’indignation provoquée par l’annulation du mariage lillois a trouvé sa raison d’être : la laïcité. La juge aurait violé cet idéal républicain en prenant une décision en fonction des valeurs supposées de la communauté d’appartenance – musulmane – des époux en question.

Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, parle d’ « appréciation relative en fonction des convictions religieuses »[xxv], l’association Ni Putes Ni Soumises s’émeut d’une marche « à grands pas vers une sacralisation du communautarisme, … vers une justice à la carte où chacun pourra choisir menu selon ses coutumes, sa religion, sa philosophie »[xxvi]. Dounia Bouzar, anthropologue spécialiste de l’Islam, dénonce le « relativisme culturel » de la juge qui n’aurait, d’après elle, pas pris « ce type de décision avec une épouse chrétienne »[xxvii].

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Ces accusations à l’encontre de la juge sont à nouveau bien injustes. D’une part parce que le texte du jugement ne mentionne à aucun moment l’appartenance religieuse des conjoints, motivant sa décision par des considérations strictement techniques, juridiques. D’autre part, parce que cette magistrate, qui préside la première chambre du tribunal de grande instance de Lille est, précise une avocate du barreau de Lille, réputée pour « sa grande expérience et son professionnalisme » et « ses décisions sans parti pris idéologiques » qui laissent penser qu « elle aurait fait exactement la même chose si la demande avait émané d’un couple traditionnel catholique »[xxviii].

Alors certes on peut faire le procès de la psychologie de la juge et considérer que derrière le caractère techniquement irréprochable du jugement se cachent des motivations moins nobles. Elle n’aurait par exemple pas vu, dans le mari demandant l’annulation, un sujet singulier, mais le membre d’une communauté religieuse, et aurait ainsi cédé, consciemment ou non, à cette pression symbolique.

 Soit, mais dans ce cas, il convient de préciser de quelle « communauté » l’on parle, de quelles « convictions religieuses », de quelle « culture ». S’agit-il de la communauté musulmane dans son ensemble ou seulement de groupes intégristes ? S’agit-il des « convictions religieuses » faisant consensus dans l’Islam, ou seulement de celles liées à une certaine interprétation, voire à une certaine utilisation, de l’Islam ? Et invoque-t-on la culture au sens d’un ensemble de coutumes locales, déterminées dans le temps et l’espace, ou au sens d’une civilisation transcendant les formes spécifiques qu’elle prend dans telle ou telle contrée et à tel moment de l’histoire ?

Ceux qui ont invoqué la laïcité ici ont omis ces précisions. A l’heure où pourtant l’urgence est au vivre ensemble, éviter les amalgames devrait pourtant être un souci élémentaire des journalistes, des intellectuels, des responsables politiques, des associations laïques et féministes. On confond un musulman et l’ensemble des musulmans, l’Islam dans son essence et ce qu’au nom de lui on commet. On ne veut rien savoir de la réalité vécue des musulmans de France d’aujourd’hui et on préfère s’imaginer qu’ils ressemblent aux inquisiteurs chrétiens du Moyen Age.

En raison de tous ces amalgames, l’affaire du mariage annulé a apporté une nouvelle pierre à la construction de l’islamophobie française. Souvent implicite, cette haine de l’Islam peut désormais s’exprimer très ouvertement. Une philosophe a ainsi pu signer, dans un article du Figaro[xxix], un long réquisitoire sur l’incompatibilité de nature entre la République et l’Islam. Présentant le jugement lillois comme « un évènement … qui met en scène une utilisation de notre droit par une culture qui le contredit », cette personne se demande si désormais « les juges ne seraient … pas soumis à cette intimidation si présente qui nous fait reculer devant les exigences des communautés musulmanes ».

 Et de répondre par l’affirmative en énonçant que l’Islam est incompatible à la fois avec la République (« groupes symboliquement puissant que la culture républicaine intéresse assez peu »), la Démocratie (« un peu comme les communistes autrefois utilisaient la démocratie pour parvenir au pouvoir dans le but ensuite de la détruire »), le Droit français (« culture qui le contredit »), la Liberté (« groupe qui considère notre liberté comme une licence à éradiquer »), l’Egalité (« communautés qui ne s’inscrivent pas dans nos convictions de liberté et d’égalité »), et a fortiori, est par nature une religion violente (« groupe … qui brandit la violence à la première contradiction »).

Et c’est bien l’Islam dans son essence qui est ici dénoncé – et non pas telle interprétation extrémiste de cette religion – cette philosophe exhortant « le législateur » à tirer les leçons de cette affaire, « au lieu de nous sermonner en permanence sur un islam républicain et laïque qui serait en train de s’épanouir, tout heureux de nous ressembler ».

Et louant les mérites du récent ouvrage[xxx] d’un collègue qui « remet en cause des certitudes qui concernent la grandeur et la prééminence de la pensée islamique » en cherchant à « montrer qu’en dépit de nos préjugés, Avicenne et Averroès ne furent pas les passeurs essentiels par lesquels vint à nous la pensée grecque ». Notons que ces propos ont pu s’épancher dans un grand quotidien français sans que personne n’y trouve rien à redire.



[i] Laurent Grelisamer, « La juge et la jeune musulmane », Le Monde, 3 juin 2008.

[ii] Laurent Joffrin, « Régression », éditorial de Libération, 31 mai-1er juin 2008.

[iii] Patrick Appel-Muller, « Un retour de piloris », éditorial de L’Humanité, 31 mai 2008. 

[iv] Charlotte Rotman, « Tous unis contre l’annulation », Libération, 31 mai-1er juin 2008

[v] Delphine de Mallevoüe, « Mariage annulé : la polémique enfle », Le Figaro, 31 mai-1er juin 2008.

[vi] Charlotte Rotman, « Rajeunir le code civil », interview de Valérie Létard,  Libération, 31 mai-1er juin 2008.

[vii] Charlotte Rotman, « Tous unis contre l’annulation », ibid.

[viii]  Sihem Habchi, « Virginité : un verdict qui tombe contre une fatwa », Libération, 3 juin 2008.

[ix] Geneviève Brisac, « Virginité, ce mot obscène, L’humanité, 5 Juin 2008.

[x] Sophie de Ravinel, « Le mariage annulé de Lille choque 73% des Français », Le Figaro, 6 juin 2008.

[xi] Coordination française de la Marche mondiale des femmes, « Notre corps nous appartient ! », L’Humanité, 5 juin 2008.

[xii] Le Manifeste des menteuses, « La justice bafoue le droit », L’Humanité, 5 juin 2008.

[xiii] Journal du dimanche, 1er juin 2008, cité par Fabrice Tassel, « La virginité, une qualité essentielle qui embarrasse la droite », Libération, 2 juin 2008.

[xiv] Pascal Labbée, « La mariée n’était pas vierge », Recueil Dalloz, n° 20, 2008, p. 1389-1390.

[xv] Id., p. 1389.

[xvi] Alain-Gérard Slama, « Le jugement de Lille et le divorce français », chronique du Figaro, 2 juin 2008.

[xvii] Chahdortt Djavann, « Mesdames, messieurs les politiques, j’en appelle à votre jugement », Le Figaro, 4 juin 2008.

[xviii] Geneviève Brisac, ibid.

[xix] Alain Salles, « L’affaire du mariage annulé met Rachida Dati en difficulté », Le Monde, 5 juin 2008.

[xx] Pascal Labbée, id., p. 1390.

[xxi] Id., p. 1389.

[xxii] Charlotte Rotman, « Rajeunir le code civil », interview de Valérie Létard, ibid.

[xxiii] Cf. Pascal Labbée, « …c’est le fameux certificat de virginité que l’on voit réapparaître de plus en plus souvent devant les prétoires au soutien d’une démonstration d’absence de volonté matrimoniale dans le cadre d’une action en nullité… », Id, p. 1390.

[xxiv] Agnès Leclair, « Mariage annulé : l’épouse a cédé aux pressions », Le Figaro, 3 Juin 2008.

[xxv] Charlotte Rotman, ibid.

[xxvi] Sihem Habchi, ibid.

[xxvii] Dounia Bouzar, « Discrimination religieuse et sexiste », Libération,  3 juin 2008.

[xxviii] Delphine de Mallevoüe, ibid.

[xxix] Chantal Delsol, « Mariage annulé : y a-t-il détournement de la loi républicaine ? », Le Figaro, 4 juin 2008.

[xxx] Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008.

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